J’ai eu le plaisir de donner, les 8 et 9 septembre, des visites chantées au musée Cognacq-Jay dans le cadre du festival des Traversées du Marais. J’ai conçu ce billet comme une sorte de contrepoint à ces visites. En partant d’une œuvre du musée, un portrait de la marquise de Pompadour d’après Boucher, je vous propose une réflexion personnelle sur les portraits de femmes au XVIIIe siècle. Des portraits en mots, en notes, en marbre et en couleurs.
Ce portrait de la marquise de Pompadour, la favorite de Louis XV, est en réalité un pastiche du XIXe siècle d’après François Boucher. L’artiste, anonyme, s’est inspiré de plusieurs œuvres du maître pour composer son tableau.
Sa source principale est, sans conteste, le portrait de Madame de Pompadour par Boucher conservé au Victoria and Albert Museum de Londres.
Le décolleté, quant à lui, rappelle celui d’une œuvre de l’Alte Pinakothek de Munich.
Le petit chien semble emprunté à un troisième portrait de la Pompadour par Boucher (Wallace Collection, Londres).
Madame de Pompadour, grande protectrice des artistes et des hommes de lettres, appréciait beaucoup la musique. Elle jouait du clavecin, de la guitare, chantait et organisait même des représentations d’opéras dans son Théâtre des Petits-Appartements à Versailles. Jeanne-Antoinette avait eu la grande chance d’étudier auprès de Pierre de Jélyotte, sans doute le plus célèbre chanteur français du XVIIIe siècle. C’est pour lui que Jean-Philippe Rameau a composé ses principaux rôles de haute-contre (tessiture de ténor léger typique de la musique baroque française) !
Passionnée de musique, La Pompadour n’hésitait pas à monter sur scène pour chanter : elle a même interprété, en mars 1753, un rôle d’homme, Colin, dans le Devin du village, un opéra de Jean-Jacques Rousseau. Ce rôle avait été créé quelques mois plus tôt par Jélyotte.
Autre anecdote concernant le Devin du village : la chanteuse Marie Fel, créatrice du rôle (c’est-à-dire première interprète) de Colette, l’amoureuse de Colin – comme son nom l’indique -, a entretenu une longue relation amoureuse avec le célèbre pastelliste Maurice Quentin de La Tour. Ce dernier a réalisé au moins trois portraits de son amie (dont un a disparu). Dans un de ces portraits (collection particulière), on distingue, derrière la chanteuse, un grand in-folio sur lequel on peut reconnaître la partition d’une cantatille intitulée Les yeux de l’amour.
Le compositeur de cette pièce n’est autre qu’Antoine Fel, le frère de Marie Fel ici représentée ! Ajoutons que le fort écho formel entre cupidon et Marie Fel tenant tous deux entre l’index et le majeur un objet, respectivement une flèche et un porte-crayon, est également une évocation assez claire des sentiments du peintre pour la chanteuse.
Clin d’oeil à l’intérêt de Madame de Pompadour pour la musique, c’est une Leçon de musique qui fait face à son portrait dans la salle du musée Cognacq-Jay. Ce tableau est attribué à Boucher, mais les spécialistes semblent s’accorder à dire que la signature, tout comme la date également inscrite, sont fausses. Ce détail ne permet pas pour autant d’affirmer que l’œuvre n’est pas de Boucher, ni qu’elle date d’une autre période… Bref, aussi intéressante que soit cette question, elle nous éloigne du sujet de ce billet !
La figure féminine est en train de chanter accompagnée par son professeur. Comme souvent dans les nombreuses scènes musicales peintes au XVIIIe siècle, on y peut voir des connotations galantes. Musique et séduction sont intimement liées ! Par ailleurs, il est intéressant de noter que la représentation de guitares reste fréquente tout au long du XVIIIe siècle, en raison, en particulier, de l’influence du peintre Watteau et de ses suiveurs, alors même qu’entre les années 1710 et le dernier tiers du siècle, cet instrument n’est plus vraiment à la mode.
Sans doute partagez-vous la même frustration que moi devant cette œuvre à sujet musical : il n’est pas possible de l’« écouter », ni de savoir quel morceau les figures sont en train de jouer : le peintre n’a pas eu le même soin que Maurice Quentin de La Tour de rendre lisible la partition. En revanche, nous pouvons mettre en rapport ce tableau avec un pièce musicale contemporaine de son exécution.
Puisque j’ai commencé ce billet en évoquant Madame de Pompadour, voici une chanson que j’ai interprétée au cours de mes visites chantées du musée Cognacq-Jay et qui parle, précisément, de Jeanne-Antoinette Poisson (son nom de naissance). Le texte, très virulent, prend pour cible la favorite du roi. C’est ce qu’on a appelé une « poissonnade » pour faire écho aux « mazarinades » écrites contre le cardinal de Marazin un siècle plus tôt.
La musique correspondant à cette poissonnade ne nous est, malheureusement, pas parvenue. Qu’à cela ne tienne : il était de coutume au XVIIIe siècle de chanter des paroles sur des « timbres » (c’est-à-dire des airs) connus préexistants. Il suffit donc d’interpréter cette poissonnade sur un air français du XVIIIe siècle que vous connaissez tous…
L’anonymat de ces textes, ces portraits littéraires clandestins, permettait à leurs auteurs d’être extrêmement violents. À l’opposé, dans les portraits peints, dessinés ou sculptés, souvent signés et parfois commandés par la personne portraiturée elle-même, les artistes n’hésitaient pas à ajouter un filtre d’idéalisation.
Lorsque j’ai étudié, dans le cadre de mon mémoire de recherche en Histoire de l’art, les portraits des chanteuses d’opéras du XVIIIe siècle, je suis tombé sur des textes encore plus féroces que cette poissonnade ! Voici ce que l’on pouvait lire sur la chanteuse Sophie Arnould, très célèbre dans le troisième quart du siècle à Paris, dans des publications clandestines :
« Une figure longue et maigre, une vilaine bouche, des dents larges et déchaussées, une peau noire et huileuse. »
L’Espion anglais, ou Correspondance secrète entre milord All’Eye et milord All’Ear
Autre citation, d’une épouvantable violence :
« Vieille serinette cassée,
Cadavre infect, doyenne des putains,
Ô toi dont la gueule édentée vomit à grand flots de venin de ta langue pestiférée
(…)
Son profond et large foyer
Où tout Paris attrapa la vérole. »
Cette dernière satire contre Sophie Arnould a peut-être été commanditée par sa grande rivale, la chanteuse Rosalie Levasseur…
Le musée Cognacq-Jay conserve d’ailleurs une gouache anonyme (école française, vers 1775), la figurant… indirectement.
On y aperçoit, dans le coin supérieur droit, un buste de femme qui rappelle le superbe portrait sculpté de Sophie Arnould dans le rôle d’Iphigénie par Jean-Antoine Houdon.
C’est la chanteuse elle-même qui avait commandé à cet illustre sculpteur ce buste en marbre (conservé de nos jours au musée du Louvre) ainsi que plusieurs dizaines de répliques en plâtre !
Finalement, entre des portraits peints, sculptés ou dessinés idéalisés et des portraits littéraires clandestins très négatifs, il est souvent peu aisé de savoir où se trouve la vérité. D’ailleurs, faut-il croire Jean-Antoine Bérard, lorsqu’il dédie son traité de chant à la marquise de Pompadour en écrivant les mots suivants ?
« [Cet ouvrage] a pour but principal, de perfectionner le chant français ; à qui pourrais-je mieux adresser ces réflexions qu’à vous, Madame, qui excellez dans ce genre ; permettez-moi de déclarer ici, que j’ai eu le bonheur de vous entendre, mon éloge ne peut rien ajouter à votre gloire ; mais le public adoptera avec confiance mes idées, sur les grâces du chant, lorsqu’il saura que je les ai formées sur leur plus parfait modèle. »
S’agissant, justement, des portraits de Madame de Pompadour : certains spécialistes, comme l’historienne de l’art américaine Elise Goodman, se demandent même si la favorite n’a pas commandé plusieurs de ses portraits peints avantageux avec l’idée, précisément, de contrecarrer les virulentes poissonnades. Aussi, une nouvelle fois, les mots, les notes et les pinceaux se répondent-ils d’une manière fascinante.
En attendant, je l’espère, la poursuite de ma collaboration avec le musée Cognacq-Jay, je ne saurais trop vous conseiller d’aller le découvrir par vous-même. D’ailleurs, ne ratez pas leur prochaine exposition qui s’annonce passionnante : elle s’intitule « La Fabrique du luxe » et ouvre le 29 septembre !